Koch François
Vols de dossiers, plaintes retirées contre un chèque, non-lieux étranges… Les juges peinent à poursuivre les gourous. Et manquent souvent de pugnacité
Pierre est exaspéré. Cet avocat de 50 ans découvre aujourd’hui que la plainte pour escroquerie qu’il a déposée pour lui-même en janvier 1983 contre la Scientologie de Paris risque de se terminer par un enterrement de première classe. Seize années d’instruction contre une secte parmi les plus dangereuses (1) qui pourraient s’envoler en fumée à cause de la très énigmatique disparition d’une partie du dossier ou de la coupable négligence d’un juge. Quelle meilleure illustration de l’étrange enlisement judiciaire des poursuites contre des gourous, qui alimente les rumeurs les plus folles sur l’infiltration des tribunaux par des sectes?
Au terme de son calvaire de cinq années au pays du gourou Lafayette Ron Hubbard, l’adepte Pierre aura dépensé 191 000 francs (320 000 en francs constants) pour un test de personnalité, des auditions à l’électromètre, des séances de sauna, des vitamines, sans oublier un « cours de purification » présenté comme une protection en cas de guerre atomique! « En revenant de Copenhague, le siège européen de la secte, je me balançais pendant des heures, assis dans mon lit, confie Pierre, queue de cheval et yeux verts. Je me recroquevillais aussi en position foetale ou j’enlaçais des arbres. Toujours muet. J’avais perdu 20 kilos. » Seize ans plus tard, l’avocat barbu dit souffrir encore d’angoisses dues à son passage en scientologie.
Pierre est ulcéré. Il a juste été entendu par un policier en 1985, et puis, plus rien. Reçue par le doyen Etienne Guilbaud, sa plainte a été transmise en 1988 à un autre juge d’instruction, Marie-Paule Moracchini. En 1993, Pierre est à bout de patience et change d’avocat. Son nouveau conseil, Me Jean-Michel Pesenti, va consulter le dossier au cabinet de la magistrate et ne trouve aucune trace de la procédure engagée! Seule la Scientologie n’a paradoxalement aucun doute sur son existence, puisque la secte lui propose en 1994 un chèque de 191 000 francs en échange du retrait de sa plainte. La transaction ne se fera pas. « Je voulais qu’ils remboursent mes dépenses de soins et indemnisent le préjudice subi », explique Pierre.
Julia Darcondo a connu la même mésaventure. Après dix ans au coeur de la Pieuvre scientologique (2), dont elle essaie en vain de sortir son fils, une plainte est déposée en 1983. « J’ai été entendue par le juge en 1984, confie cette psychologue de 67 ans, yeux clairs et cheveux poivre et sel en brosse. Il y a cinq ans, la secte m’a offert 500 000 francs pour que je retire ma plainte… qui avait pourtant disparu du dossier! » Elle estime avoir été escroquée de 600 000 francs (900 000 en francs constants).
Me Jean-Michel Pesenti cite une autre extravagance: « La juge Marie-Paule Moracchini m’a déclaré en juin 1997 qu’elle possédait une lettre de désistement de la main d’un de mes clients. Or l’intéressé nie avoir signé un tel document… qui ne figure d’ailleurs pas dans le dossier. » Y aurait-il eu un faux? Introduit par qui?
N’en pouvant plus d’attendre, Nicolay Fakiroff, avocat de la mère de Juan Esteban Cordero, lésé de 1 113 000 francs par la Scientologie, saisit en mai 1997 la cour d’appel de Paris pour obtenir que l’affaire soit enfin jugée, c’est-à-dire que les 17 scientologues mis en examen pour escroquerie ou exercice illégal de la médecine soient renvoyés devant le tribunal correctionnel. Il faudra onze mois à cette juridiction pour découvrir – à la stupéfaction générale – que le dossier transmis par la juge Moracchini est incomplet: un tome et demi, sur un total de 10, a disparu.
Ces « évanouissements » de pièces sont dramatiques. Selon Me Olivier Metzner, principal avocat de la Scientologie, aucun acte d’instruction n’a été accompli entre 1993 et 1997 par la magistrate: la prescription de trois ans étant acquise, le dossier doit être tout bonnement classé. Or les pièces envolées dateraient justement des années 1993 à 1997. A qui profite la volatilisation du dossier? Parties civiles et Scientologie se désignent mutuellement: en effet, sans dossier complet, il est impossible de prouver à la fois l’existence comme l’absence d’acte interrompant la prescription. C’est pourquoi des accusations de vol plus ou moins voilées ont été lancées par les deux camps. Sans preuve.
Face à ce scandale, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris est extrêmement embarrassée. Le 14 décembre 1998, elle botte en touche en se contentant d’ « inviter le juge d’instruction à procéder à la reconstitution des pièces manquantes ». Mais Marie-Paule Moracchini aurait dit avoir transmis un dossier complet et soutiendrait que sa copie présente les mêmes « trous », ce qui accrédite plutôt la thèse du vol. Et pourtant – coup de théâtre – les magistrats de la cour d’appel rendent un nouvel arrêt, le 25 février dernier, dans lequel ils constatent que le tome IX « semble avoir été reconstitué par des copies de pièces »! Ils n’hésitent pas à reprocher à la juge Moracchini d’avoir sorti de son chapeau 6 tomes d’annexes mal cotées! Celle-ci obtient cependant un nouveau délai pour compléter le dossier: avant le 15 mars 1999. Les magistrats de la cour d’appel espèrent-ils que l’enquête confiée en novembre 1998 par la garde des Sceaux, Elisabeth Guigou, à l’Inspection générale des services judiciaires – les « boeuf-carottes » de la justice – aboutira? Ou bien se préparent-ils à un classement pour prescription en faisant clairement porter la responsabilité à la juge d’instruction?
Tout en laissant croire que son enquête allait être close, Marie-Paule Moracchini a laissé en sommeil, de 1993 à 1997, un dossier de cette importance! L’intéressée refuse de s’en expliquer. A-t-elle été abusée par la Scientologie? La secte lui aurait fait savoir que toutes les parties civiles allaient se désister. Et, effectivement, via une lettre type rédigée par la Scientologie elle-même, 15 victimes ont signé le retrait de leur plainte entre juin 1993 et septembre 1994. Mais il en restait 8. Un peu comme dans le dossier lyonnais, où, sur 32 plaignants du début, seuls 10 demeuraient en lice lors de l’audience correctionnelle d’octobre 1996. Les parties civiles subissent souvent un véritable harcèlement, gros chèque à l’appui. Beaucoup, de guerre lasse, finissent par céder.
Pour les victimes de la Scientologie parisienne existe toujours un espoir que la cour d’appel ne classe pas le dossier pour prescription. Les magistrats ont retrouvé dans la mémoire des ordinateurs du Palais de justice une trace de la plainte disparue de Pierre. « La constitution de partie civile que j’ai faite pour lui en 1994 interrompt donc la prescription », soutient Me Jean-Michel Pesenti. Sans attendre une décision qui pourrait encore être longue à venir, l’avocat a déposé plainte contre X au nom de ses 4 clients pour « soustraction frauduleuse de document remis à personne investie de l’autorité publique dans l’exercice de ses fonctions ». Si la cour d’appel décidait d’enterrer le dossier, Pesenti saisirait le tribunal administratif pour une action en responsabilité contre l’Etat, afin d’obtenir des dommages et intérêts pour les victimes, en invoquant une « carence dans le fonctionnement de la justice ».
On pourrait reprendre exactement les mêmes termes pour qualifier ce qui arrive aux plaintes déposées contre la Scientologie à Marseille. Une affaire qui démarre en 1990, où 7 scientologues sont mis en examen pour escroquerie, exercice illégal de la médecine et violences, et qui n’est toujours pas jugée… alors que l’instruction est terminée depuis six ans! A cause d’une monumentale erreur du juge d’instruction, qui n’a tout bonnement pas notifié les cinq rapports de l’expert psychiatre Jean-Marie Abgrall aux mis en examens et aux parties civiles. Le tribunal de grande instance de Marseille a donc sans surprise annulé en janvier 1995 l’ordonnance de renvoi en correctionnelle du magistrat instructeur. Pourquoi quatre années supplémentaires n’ont-elles pas été suffisantes pour notifier ces rapports d’expertise et faire une nouvelle ordonnance de renvoi? Empêcherait-on la justice de travailler sereinement?
« L’expert et les plaignants ont fait l’objet de menaces ou de chantage, peut-on lire sous la plume du procureur de Marseille, dans son réquisitoire de renvoi devant le tribunal correctionnel du 17 juin 1994. Des dossiers ont été constitués sur des magistrats afin d’être exploités dans le cadre dit « de la propagande noire », autre méthode utilisée par les scientologues à l’encontre de personnes susceptibles de mettre un terme à leur activité lucrative. » Des scientologues seraient venus faire du « tapage » devant le bureau de la juge d’instruction et auraient fait des déclarations publiques très critiques en utilisant une information sur sa vie privée. Quant à l’expert victime de manoeuvres de déstabilisation, c’est justement le psychiatre Jean-Marie Abgrall, membre de la mission interministérielle de lutte contre les sectes. Après une plainte pour vol de courrier déposée par le médecin, plusieurs scientologues ont reconnu avoir été chargés d’une enquête sur Abgrall, qualifié d’ « ennemi de la Scientologie », pour « compromettre sa réputation », en essayant de « vérifier s’il ne se rendait pas coupable d’abus psychiatrique » ou de « savoir, par exemple, s’il se droguait ou s’il avait une maîtresse »!
Le juge Georges Fenech, qui a mené l’instruction sur les responsables de la Scientologie de Lyon, condamnés pour homicide involontaire et escroquerie en 1996, se dit aussi victime de harcèlement: « J’ai notamment été filé par un privé », confia le magistrat, qui ne rentrait jamais chez lui par le même chemin. Selon Serge Faubert (3), journaliste à L’Evénement, le privé était un commissaire de la DST ayant travaillé au sein de la cellule élyséenne, avant d’être appointé par la Scientologie.
Début 1996, pendant le débat concernant le rapport parlementaire sur les sectes, la présence de Danièle Gounord, porte-parole de la Scientologie francilienne est remarquée… dans la loge des invités des ministres! Grâce à la complicité d’un haut fonctionnaire de l’Assemblée nationale, affirme Alain Gest, ancien député (UDF) et membre de la mission interministérielle. « Les sectes, ajoute-t-il, ont su tisser un formidable réseau d’appuis dans les milieux politiques, religieux, scientifiques, judiciaires ou médiatiques » (4).
Pressions, intimidations, infiltrations, la plupart des sectes adoptent les mêmes méthodes mafieuses. Bernard Fréry, juge d’instruction unique à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), a souffert d’une campagne de calomnies de la part d’adeptes du Mandarom. Des fax étaient envoyés à tous ses collègues ou aux parlementaires: il y était qualifié de « juge du diable ». Fréry aura droit, lui aussi, en 1997, à une requête en suspicion légitime – procédure rarissime, toujours éprouvante et paralysante pour un magistrat – dans le cadre de l’instruction pour viols et agressions sexuelles visant le gourou Gilbert Bourdin, aujourd’hui décédé, affaire dans laquelle cinq jeunes femmes sont parties civiles. Le magistrat y est alors qualifié de « complice de la partie adverse », mais aussi suspecté d’être directement soutenu par Jacques Chirac! Requête rapidement enterrée par la Cour de cassation. Le magistrat Luc Fontaine, qui instruit à Grenoble l’affaire de l’OTS (Ordre du temple solaire), aurait quant à lui reçu des menaces de mort.
« Je n’ai pas la preuve d’interventions directes, mais j’ai constaté que des magistrats ont peur de bousculer les intérêts des élus locaux », regrette Me Catherine Cohen-Seat, avocate de voisins du site dit « du Mandarom » et de Robert Ferrato, président de l’Association pour la protection des lacs et sites de Sainte-Croix et du Verdon. En 1992, la secte obtient un permis de construire du maire de Castellane (Alpes-de-Haute-Provence) pour un « temple pyramide de l’unité des religions » de 32 mètres de hauteur, dont les travaux sont estimés à 55 millions de francs. Les opposants poursuivent cette décision en invoquant son affichage irrégulier: il n’est tout simplement pas lisible de la voie publique. Mais le tribunal administratif de Marseille n’hésite pas à donner raison à la secte, avec cet argument pour le moins original: « Aucun obstacle n’empêchait de s’avancer au-delà de la voie publique en direction du panneau litigieux », autrement dit en pénétrant dans la propriété privée du Mandarom! Dix-huit mois plus tard, la cour administrative d’appel de Lyon annule le permis de construire du temple pyramide en reconnaissant l’affichage irrégulier, mais aussi parce que le maire s’était appuyé sur un POS (plan d’occupation des sols) illégal! Décision confirmée par le Conseil d’Etat l’année suivante.
Les opposants ou les victimes de sectes doivent être particulièrement opiniâtres s’ils ont recours à la justice. Les gourous répliquent généralement par une boulimie procédurière. Et, parfois, avec compétence. « Les victimes sont en position d’infériorité, car elles sont loin d’avoir les moyens des sectes pour payer leurs avocats », soupire Me Joëlle Vernay, avocate de plusieurs victimes de l’OTS et du Mandarom. En effet, les orfèvres en manipulation mentale ont souvent l’intelligence de s’attacher les services onéreux de pénalistes de renom. Les escrocs en religion n’ont pas leurs pareils pour dérouter les magistrats, ni formés ni préparés à affronter des gourous et leurs adeptes. L’obstacle le plus infranchissable au cours des enquêtes judiciaires, c’est le « serment du secret » que doivent respecter les adeptes d’une secte. Le mensonge est même souvent recommandé au nom de l’intérêt supérieur du groupe.
Le 10 novembre 1998, pour améliorer l’efficacité des juges, Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, décide qu’ « un magistrat par cour d’appel sera spécialisé et chargé de coordonner la lutte contre les sectes ». Ces nouveaux experts pourraient favoriser les collaborations et aider leurs collègues instructeurs, par exemple dans leurs enquêtes internationales, les sectes ayant souvent des ramifications dans des paradis fiscaux. Mais la procédure restera lourde, puisque la recherche d’information à l’étranger doit obligatoirement emprunter la lente voie diplomatique! Ainsi, dans le cas de l’OTS, les policiers australiens ont carrément refusé de répondre aux demandes d’enquête du juge français!
Pour la secte La Famille, nouvelle appellation des Enfants de Dieu, la coopération internationale semblait parfaite. En 1991, près de Lyon, l’Unadfi (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu) et ses soeurs britannique, allemande, danoise, suisse et espagnole se réunissent avec des représentants de la gendarmerie d’Aix-en-Provence, de Scotland Yard, de la police de Catalogne et d’Interpol. Juste avant l’ouverture d’une instruction par le parquet aixois et la mise en examen de 22 adeptes, pour incitation de mineurs à la débauche. En juin 1993, c’est l’ « opération Moïse » avec 200 gendarmes: perquisitions simultanées dans 12 centres de la secte, 37 adeptes mis en garde à vue et 70 enfants placés à la Ddass. L’enquête se termine à la fin de l’année 1995. Jeanine Tavernier, présidente de l’Unadfi, écrit en juin 1998 à Elisabeth Guigou, pour s’inquiéter de la léthargie du parquet d’Aix-en-Provence. Réveillé de sa torpeur, le procureur de la République, dans son réquisitoire de décembre 1998, estime, contre toute attente, que les charges sont insuffisantes pour renvoyer les adeptes de La Famille en correctionnelle. Le nouveau juge d’instruction, Philippe Assonion, n’attend pas plus de cinq semaines pour signer son ordonnance de non-lieu. Un véritable électrochoc chez les spécialistes de cette secte. Une aubaine pour les adeptes mis en examen. Me Dominique Inschauspé est l’un de leurs avocats: « La justice reconnaît enfin que le dossier est vide. Mes clients n’ont rien à se reprocher. Après avoir été placés, les enfants ont d’ailleurs été très vite rendus à leurs parents: toutes les petites filles étaient vierges. »
« Ce dossier de 10 tomes ne comporte pas de témoignages suffisamment probants d’enfants, observe-t-on avec un certain embarras au parquet d’Aix-en-Provence. En outre, l’incitation de mineurs à la débauche [« éveil sexuel des enfants », selon la secte] est intégrée à une vie en communauté; or il faudrait pouvoir isoler la responsabilité de chaque mis en examen. » De source proche de l’enquête, on reconnaît que l’opération Moïse n’a pas été aussi fructueuse que prévue. Il y a eu des fuites, et les familles d’adeptes restés sur place avaient soigneusement préparé leurs interrogatoires avec les gendarmes.
« Nous avons fait appel de l’ordonnance de non-lieu, car le dossier est loin d’être vide! » clament pourtant Mes Alexandra Golovanow et Jean-Michel Pesenti, avocats de Tamara, la mère de Kristopher. Le garçon a 8 ans lorsque son père, Paolo, le met en présence de deux enfants nus singeant un acte sexuel sur un matelas. Les gendarmes ont saisi chez l’adepte de 47 ans une cassette vidéo où il filme torse nu son fils qui baisse son pyjama et se masturbe, ainsi que la bible de David Moïse (gourou des Enfants de Dieu), un manuel de massages érotiques et un guide du flirty fishing (recrutement d’adeptes par la drague). Devant les enquêteurs, le père affirme que son fils affabule et nie lui avoir demandé de se caresser le sexe devant la caméra. Selon lui, l’accusation est montée de toutes pièces pour justifier le refus que lui oppose la justice de voir son fils. « Après avoir passé six mois avec son père, Kristopher est revenu en larmes, effondré par ce qu’il avait vu, confie Tamara. Après ce séjour, il avait pris l’habitude de mettre la main au sexe des amis arrivant chez nous, en guise de bonjour, comme on se serre la main. »
Le parquet du tribunal de grande instance a hésité pendant trois ans avant d’opter pour le non-lieu. C’est dire si les magistrats de la chambre d’accusation d’Aix-en-Provence peuvent, s’ils le souhaitent, trouver dans les actes d’instruction de quoi annuler l’ordonnance de non-lieu. « Pour Kristopher, qui a eu le courage de témoigner contre son père, confie Tamara, c’est essentiel qu’il y ait un procès. »