Géraldine Catalano
Elle en garde les réflexes. Il y a vingt-trois ans, la future patronne du FN prêtait serment pour devenir avocate. Retour sur une séquence courte mais mouvementée, à l’heure où la guérilla judiciaire contre son père redouble.
A l’époque, elle forçait sur la nicotine et les vestes à épaulette, et n’adoptait le serre-tête qu’en de rares occasions. Ce jour-là, elle le choisit noir, assorti à sa robe. « Je donne la parole à madame le deuxième avocat général! » clame le président de cette cour factice jugeant Charles IX pour crimes contre l’humanité et tapage nocturne. Nous sommes en septembre 1991, très loin du massacre de la Saint-Barthélemy, et Marine Le Pen a le trac. La Coupe Libersa, concours d’éloquence réservé aux élèves avocats, n’est connue que des seuls initiés. Mais sa finale se tient dans le décor tragique de la grande salle des assises de Paris et compte dans son jury quelques figures du barreau, comme Me Lef Forster, dont les plaidoiries ont fait vibrer la benjamine des filles Le Pen. « C’est grâce à des gens comme vous que naissent les vocations », a griffonné un jour l’étudiante – titulaire d’une maîtrise en droit et d’un DEA de droit pénal de l’université Panthéon-Assas – avant de glisser le mot dans le casier de l’avocat, au palais. « Mesdames et messieurs les jurés, les contrevérités les plus énormes se sont succédé », cogne, dans ce style viril qui fait déjà sa différence, la procureur d’un jour. Le discours est prononcé sans notes – « de chic », comme dit Jean-Marie Le Pen. Sans excès de moulinets de bras non plus. « Nous avions plaidé en juristes et en historiens. Elle parlait en tribun, presque en politique », se souvient Mario Pierre Stasi, son jeune « confrère » du ministère public, ce jour-là. Le duo s’en sort avec les honneurs : une deuxième place assortie des compliments de MeForster. Marine Le Pen prête serment le 22 janvier 1992 à la cour d’appel de Paris, en présence de son père et de quelques amis. Entre la débutante et le palais, la glace est rompue.
Ainsi commencent les aventures joyeuses et frustrantes de Marine Le Pen au barreau, dix-neuf ans avant son accession à la tête du Front national. Les noces sont brèves – six ans, autant dire rien dans une profession où il en faut souvent dix pour exister et où galopent de nombreux sexagénaires – et d’évidence. Danton, Robespierre, Léon Gambetta hier; Nicolas Sarkozy, Jean-Louis Borloo, ou encore Arnaud Montebourg, plus récemment: la lignée est longue, depuis la Révolution française, des dirigeants politiques venus à la chose publique par le barreau. Jean- Marie Le Pen est lui-même licencié en droit et tribun redoutable. « Même si elle n’a pas le talent de Marion [Maréchal- Le Pen, petite-fille du cofondateur du parti frontiste], Marine avait le gabarit pour bien plaider. Elle était, de mes trois filles, la meilleure oratrice, avec cette capacité, qui lui vient de son père, de gagner en force à mesure que son adversaire s’améliore, lui aussi », nous confie, depuis son salon, le retraité-malgré-lui de Montretout.
Pour gagner : « Ne jamais céder face à l’adversaire, quitte à utiliser tous les arguments »
Enfant, Marine Le Pen a bien connu l’avocat d’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, parrain de sa soeur Marie-Caroline, ancien défenseur de Céline et du général putschiste Raoul Salan (selon certains proches, la patronne du FN peut citer de mémoire des passages de la célèbre « plaidoirie pour Salan » prononcée par « Tixier » le 23 mai 1962). L’avocat Georges-Paul Wagner, intime de la famille, lui a ouvert les portes de son cabinet en 1992, quand personne ne la réclamait. Gilbert Collard, qui conseilla sa mère Pierrette, lors de son épique divorce avec Jean-Marie Le Pen, est presque un ami. « Etudiante, elle me demandait si Christian Ranucci était coupable. Elle a cette folie, fréquente chez les pénalistes, d’oser combattre tous les pouvoirs, de vouloir le pouvoir », raconte le député Rassemblement bleu Marine du Gard. De l’ancien ténor marseillais, la novice a appris à mieux placer sa voix, la « mettre dans le masque » comme on dit, et retenu cette leçon : « Ne jamais céder face à l’adversaire, quitte à utiliser tous les arguments. »
Qui se souvient de Me Le Pen? Ses anciens confrères, de droite comme de gauche, brossent le portrait d’une avocate « bosseuse et pugnace », « indestructible et fêtarde », « évitant toute forme de prosélytisme, tout en étant en parfaite solidarité avec son père », et pas bégueule. « On lui évitait les déplacements dans les banlieues difficiles, mais pour le reste, elle gérait le tout-venant du cabinet et travaillait sérieusement. Les clients étaient satisfaits, même si deux sociétés ont refusé de voir leur nom associé à celui de Le Pen », se souvient François Wagner, qui convient que son père l’avait accueillie « par amitié plus que par besoin ». Dans son autobiographie A contre flots (éd. Grancher, 2006), la patronne du FN évoque son impatience à entrer dans la vie active quand son père aurait souhaité qu’elle passe son doctorat, mais aussi la difficulté à vivre confortablement de son métier. « J’avais compris, à l’époque, qu’il y a 10% d’avocats riches et 90 % d’avocats qui tirent le diable par la queue, surtout en région parisienne », écrit-elle. De fait, Marine Le Pen vit alors le quotidien de milliers de jeunes « pénaleux » : les piles de dossiers à même le sol. Les trajets en R5 d’un tribunal à l’autre pour plaider, entre deux shoots de nicotine, un licenciement, un divorce, une querelle de voisinage, occasionnellement assister une victime de viol, le plus souvent traiter des affaires d’injures et de diffamation. Elle se porte également volontaire aux permanences de comparutions immédiates à la 23e chambre du tribunal de Paris, concentré de misère et accélérateur d’expérience, dont les séances vous emmènent parfois au bout de la nuit. Son seul « grand » procès reste celui du sang contaminé, en octobre 1992 puis juillet 1993. Le cabinet Wagner défend l’association des polytransfusés. Elle n’y plaide pas.
Marine Le Pen ne manque pas d’ambition, pourtant. Après deux ans, elle quitte le cabinet Wagner et son parquet centenaire en point de Hongrie pour un bureau de la rue de Logelbach, qu’elle loue à Sylvain Garant, un avocat proche de la droite du RPR. Voilà la jeune femme à son compte. Mais son élan, dit-elle, se heurte trop souvent à l’hostilité de ses pairs. Certains lui font bon accueil. MePascal Garbarini la salue chaque fois qu’il la croise à la 23echambre. MeFrancis Spziner, défenseur de la Chiraquie, lui serre ostensiblement la main à la buvette du palais. « Je l’avais vue plaider une ou deux fois sans la trouver ni ridicule ni fulgurante. Mais j’estimais anormal l’ostracisme qu’elle subissait. » Plusieurs membres de la jeune garde supportent en effet mal la présence à la « 23e », où défilent de nombreux sans-papiers, de la fille du champion des diatribes contre l’immigration. Ils toussent lorsque, commise d’office, Marine Le Pen y défend Noureddine Hamidi, un clandestin d’origine algérienne jugé pour un menu larcin commis au magasin Le Bon Marché. Arnaud Montebourg, alors le bretteur en vogue au palais, refuse carrément de lui serrer la main lors d’une soirée de rentrée des jeunes avocats. « Le barreau était moins peuplé [environ 6 000 membres contre plus de 25000 à présent] et plus politisé qu’aujourd’hui. La France vivait encore à l’heure de la Mitterrandie. Le nom de Le Pen était synonyme du diable et on le lui faisait chèrement payer », raconte le bâtonnier Pierre-Olivier Sur, bon camarade de Marine Le Pen à l’époque.
En 1998, l’avocate se rend à l’évidence : « Je n’y arrive plus », dit-elle à son père
Car loin de se morfondre, l’avocate sort. Beaucoup. Elle copine volontiers avec les anciens secrétaires de la Conférence du stage, prestigieux concours d’éloquence du barreau. Le petit club tient table au centre de la buvette du palais. Il y a là Benoît Chabert, Nicolay Fakiroff, Jean Balan, Pierre- Olivier Sur, qui adore la cuisiner sur la rhétorique verbale paternelle (« Tu devrais venir à un meeting un jour, c’est génial », lui répond-elle). La « conf’ », ce Saint-Graal des jeunes avocats, la tente terriblement. Cette puncheuse, adepte du contre, croit en ses chances. Mais elle doit pour cela vaincre les réticences d’une partie de ses juges – Arnaud Montebourg et Jean-Marc Fedida en tête, tous deux issus de la promotion 1993. « Tu vas te faire massacrer, n’y va pas », lui conseille Balan. « Si tu te présentes, tu dois prendre tes distances politiquement avec ton père dès ton premier discours », la met en garde Chabert. « T’es un con, tu n’as rien compris », lui rétorquet- elle. Elle finit par renoncer, non sans regret. Fedida, lui, n’a pas changé d’avis en vingt ans. « J’aurais été opposé à son élection. La Conférence du stage a accueilli les idéaux les plus extrêmes, de Tixier à Kiejman. Ce qui mettait mal à l’aise, chez Marine Le Pen, c’est cette manière de bâtir sa renommée sur le contre-emploi. Elle se rendait sympathique aux yeux des fachos en les défendant, tout en dénonçant auprès des autres le procès en hérédité qui lui était fait. Cette dualité oedipienne, qui est une habileté et non pas une ambiguïté, est aussi vraie en 2015 qu’à l’époque. »
D’ambiguïté, du reste, il y en a de moins en moins. Marine Le Pen se lance pour la première fois dans la bataille électorale lors des législatives de 1993, où elle tente de ravir la circonscription parisienne de Bernard Pons. Sa clientèle, alimentée par le réseau paternel, vote FN, elle aussi. Une clientèle souvent masculine… et mauvaise payeuse. « Les adhérents, à l’époque, étaient issus d’un milieu très populaire. Marine a eu droit à tous les cas sociaux du FN », sourit l’avocat et trésorier du parti, Wallerand de Saint Just. En 1998, l’avocate se rend à l’évidence. « Je n’y arrive plus », dit-elle à son père. Elle quitte alors la robe et rejoint le balbutiant service juridique du FN dans le décor familier du siège du parti, à Saint-Cloud. Le salaire ferait rêver la plupart de ses anciens collègues : 30000 francs par mois.
La suite prend l’allure d’un vertige ascensionnel. Le schisme mégrétiste, l’irrésistible percée au sein de l’appareil jusqu’au sacre du congrès de Tours, en janvier 2011… Comme son ancienne vie semble loin! Parfois, elle resurgit. Il y a onze ans, Marine Le Pen était tombée nez à nez au conseil régional d’Ile-de-France avec son ancien camarade de promotion de l’Ecole de formation du barreau (EFB), Mario Pierre Stasi, UDF à l’époque. « Alors, Mario, tu ne m’embrasses plus? » avait-elle lancé, hilare, avant de confier : « Le plus dur, en politique, c’est de tenir. » Pour Gilbert Collard, la dirigeante reste « très avocate ». « Si son cabinet avait marché, je suis sûr qu’elle aurait hésité à se lancer en politique », affirme le député RBM. Son hyperactivisme judiciaire, en tout cas, ne se dément pas. « Elle m’appelle, on attaque. C’est une arme et un principe, chez les Le Pen », dit Wallerand de Saint Just. Une centaine de procédures sont actuellement en cours au FN, dont une trentaine relevant du droit de la presse. Deux plaintes visant, tiens tiens, Arnaud Montebourg, se sont soldées par des échecs. Celles intentées par Jean-Marie Le Pen pour contester sa suspension ont tourné pour l’instant à l’avantage du patriarche. Pas terrible, doit gamberger la juriste. Pas grave, pense l’animal politique, qui a aussitôt brandi les résultats du vote des adhérents : 94 % d’entre eux ont donné raison à la présidente du FN. Marine Le Pen ne s’est pas trompée de vocation. G. C.