Des pièces d’un dossier d’instruction qui disparaissent, une juge que la rumeur soupçonne, sinon d’appartenir, du moins d’avoir des sympathies pour la secte, le garde des Sceaux qui s’en mêle… La juge Moracchini attend pour s’expliquer de comparaître devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Elisabeth Guigou ne passe pas pour manquer de sang-froid. Cependant, chaque fois que la ministre de la Justice a été interrogée sur la surprenante disparition de pièces d’un dossier d’instruction visant la Scientologie, sujet au demeurant ultrasensible, elle dissimulait mal son agacement. Sévirait-elle contre la juge chargée de l’enquête ? La magistrate concernée était-elle une adepte de la secte ? La Scientologie serait-elle parvenue à infiltrer la magistrature ? Ces questions, propres à propager la rumeur, lui revenaient en boucle. Jusqu’au jour de juin dernier où, devant l’Assemblée nationale, la ministre lâcha qu’elle songeait à engager « d’éventuelles poursuites disciplinaires » contre Marie-Paule Moracchini, premier juge d’instruction à Paris. « L’hypothèse la plus probable est celle d’une disparition frauduleuse de dossiers », avait ajouté la ministre, avant même qu’aucune enquête sérieuse eût établi si les fameux documents avaient effectivement été dérobés.
Depuis ces déclarations, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire contre X, le 21 juillet, pour « soustraction de pièces ». Mais rien ne dit encore aujourd’hui que la disparition d’un « tome et demi » de documents ait réellement eu lieu. Un tome entier, le numéro 9, a été retrouvé. Quant aux 45 autres pièces censées manquer, leur volatilisation pourrait résulter d’une simple erreur de cotation. L’affaire agite le milieu politico-judiciaire et soulève une tempête au palais de justice de Paris. En raison de la cible initialement désignée à la justice, l’Eglise de scientologie, et de la personnalité de la juge, dès lors placée sur la sellette, Marie-Paule Moracchini (voir son interview).
Retour sur les faits. Le 16 mars 1989, Juan de Cordera, un jeune pianiste de Quito (Equateur), venu poursuivre ses études de musicologie à Paris, porte plainte pour escroquerie contre l’Eglise de scientologie. Pour remédier à son mal de vivre, il avait suivi les « cures de purification » de l’Eglise de scientologie, facturées au prix fort : plus d’un million de francs en trois mois. Sa mère se fâche et l’incite à prendre un avocat, Me Nicolay Fakiroff, afin de récupérer sa mise. La juge Moracchini est saisie. Des plaintes périphériques venant de Nanterre, Melun, Fontainebleau sont regroupées dans son cabinet. Cahin-caha, l’instruction suit son cours. Les preuves sont difficiles à réunir. « L’infraction ne sautait pas aux yeux », affirme un magistrat. Les avocats des parties civiles laissent « flotter les rubans », selon l’un d’eux. Autrement dit, l’inertie l’emporte. Pendant ce temps-là, le défenseur de l’Eglise de scientologie, Me Olivier Metzner, un as de la procédure, se démène. Parallèlement, des négociations sont menées par les responsables de la Scientologie pour convaincre leurs anciens adeptes de retirer leur plainte. Des transactions sont conclues.
Une disparition qui relance tout
En 1996, l’affaire prend une tournure des plus inattendues. Au hasard d’un couloir du palais de justice, la juge Moracchini croise Me Fakiroff. « Vous ne m’aviez pas dit que votre client était décédé ! » lui lance-t-elle sur un ton de reproche. Juan de Cordera s’est, de fait, noyé accidentellement, l’année précédente, dans son pays natal. « Je reconnais lui avoir signalé tardivement la mort de mon client », confesse aujourd’hui Nicolay Fakiroff. Un impair qui, dans la foulée, l’incite à presser la juge de clore le dossier. Comme celle-ci tarde à s’exécuter, l’avocat saisit la chambre d’accusation, où le dossier est transféré. Stupeur : des pièces ont disparu. La presse est alertée. Bientôt, c’est le scandale.
Le dessaisissement de Marie-Paule Moracchini est alors réclamé. Ce que refuse la chambre d’accusation. En revanche, la juge se voit invitée à reprendre son instruction à partir de la pièce manquante. Dans le même temps, l’Inspection des services judiciaires rend un rapport dans lequel elle tente de cerner la responsabilité de la juge dans l’enlisement de la procédure. Et ensuite ? Plus rien pendant neuf mois, durant lesquels deux autres affaires sensibles mettent les projecteurs sur Marie-Paule Moracchini : l’affaire Borrel, du nom d’un magistrat mort dans des conditions controversées à Djibouti, et l’affaire Lévy, du nom d’un substitut de Toulon soupçonné de violation du secret de l’instruction.
Côté Scientologie, Me Olivier Morice, autre avocat des parties civiles, s’efforce de porter le fer. Contre la secte, dont il a juré la perte. Et contre la juge Moracchini, qu’il n’hésite pas à traiter d’« incompétente ». Un vocable que récusent nombre de ses confrères du barreau. Au point de constituer un collectif pour la défendre devant le Conseil supérieur de la magistrature contre les attaques dont elle est l’objet. Me Lef Forster, à l’initiative de cette démarche, s’insurge contre « la façon dont la ministre a annoncé qu’elle allait engager des poursuites disciplinaires, alors même qu’elle défendait à l’Assemblée son texte de loi sur la présomption d’innocence ». « Mme Moracchini est une femme respectée pour l’importance et la qualité du travail qu’elle abat », souligne-t-il. Même louange de la hiérarchie de la juge : « C’est la première arrivée au palais, la dernière partie », témoigne un haut magistrat. D’où le soutien que lui ont apporté, outre des avocats et des magistrats, des policiers et des experts, et même des détenus, parfois sévèrement condamnés.
Juge déléguée par la présidence du tribunal, Marie-Paule Moracchini a la charge d’attribuer les nouveaux dossiers aux juges. Ce qui vaut à cette femme énergique et directe, née en Corse, quelques inimitiés. Certains magistrats instructeurs s’estiment lésés de ne pas avoir de « beaux » dossiers – ceux dont on parle. On lui reproche aussi de ne pas faire de quartier. A savoir de mettre en examen sans considération des titres et autres qualités professionnels. C’est ainsi que, par ses soins, des policiers se sont retrouvés devant le tribunal et des magistrats ont été poursuivis. Pour ne rien arranger, la juge Moracchini a écopé d’un autre dossier brûlant, l’affaire Lévy. Sa perquisition chez cet ancien substitut de Toulon, soupçonné, sur la base d’écoutes téléphoniques, d’avoir violé le secret de l’instruction dans une affaire crapoteuse du Var, a provoqué un tollé. La mise en examen qui a suivi n’a rien arrangé. D’autant qu’Albert Lévy serait, assure-t-on au palais de justice, proche de Christian Vigouroux, directeur du cabinet d’Elisabeth Guigou. « Le seul lien que j’ai eu avec lui, c’était peu après mon arrivée à la chancellerie, commente le bras droit de la ministre. Il avait demandé à me rencontrer parce qu’il souhaitait devenir sous-préfet. » L’explication ne cadre pas avec celle de l’en- tourage d’Albert Lévy, qui date leur rencontre de la période ayant précédé le procès des assassins de la députée Yann Piat. Cité à la barre comme témoin, le substitut de Toulon, se sentant en danger, avait sollicité quelques conseils. Christian Vigouroux l’avait reçu à la chancelle- rie. Certains affirment que les deux hommes seraient, depuis, restés en contact téléphonique. D’autres avancent que, lors des ennuis judiciaires de Lévy, Vigouroux lui aurait donné des assurances. La vérité sortira peut-être de l’audience publique devant le Conseil supérieur de la magistrature. En attendant, au palais de justice de Paris, le climat s’alourdit.
Interview Marie-Paule Moracchini * « C’est un procès en sorcellerie qui m’est intenté »
Interview Marie-Paule Moracchini * « C’est un procès en sorcellerie qui m’est intenté »
Le Point : Comment expliquez-vous la disparition de certaines pièces du dossier de la Scientologie dont vous êtes chargée ?
Marie-Paule Moracchini : Le sens réel de votre question est de me demander si j’ai participé de près ou de loin à cette disparition. Ce seul soupçon est injurieux et révoltant. On insinue que je suis scientologue. Non, je ne suis pas scientologue ! Il y a plus grave. On n’a pas hésité à laisser entendre que la destruction de scellés de l’Eglise de scientologie à Marseille pouvait être imputée à ma soeur, alors même que l’enquête menée a conclu à une erreur du greffe, commise à une époque où ma soeur était en fonction à Créteil. Malgré cela et dans le seul souci de me nuire, les mêmes rumeurs continuent. Ces attaques insidieuses sont inacceptables et doivent être dénoncées. Elles le seront devant le CSM (Conseil supérieur de la magistrature). C’est dans ce contexte délétère qu’une information judiciaire contre X du chef de vol a été ouverte par le parquet de Paris. Certains journaux n’ont pas hésité, pour me nuire, à affirmer que l’information me visait. Je ne me sens aucunement menacée par cette information puisque je suis dou- blement victime de la disparition du dossier. En tant que magistrat garant des libertés individuelles, je suis très inquiète des amalgames effectués et des annonces publiques qui ont été faites.
Le Point : Elisabeth Guigou a saisi le Conseil supérieur de la magistrature pour des poursuites à votre encontre. Votre réaction ?
M.-P. Moracchini : Nul n’est au- dessus de la loi et il est hors de question de contester à la ministre de la Justice le droit d’exercer des poursuites disciplinaires. Ce qui, dans mon cas, est choquant et inadmissible, c’est la médiatisation donnée à cette affaire, le mépris total des règles élémentaires, notamment de la présomption d’innocence. Sur le fond, la question se pose de savoir si l’activité juridictionnelle peut être appréhendée sous l’angle disciplinaire par le garde des Sceaux.
Le Point : Devant le CSM, choisirez-vous de comparaître en audience publique ou à huis clos ?
M.-P. Moracchini : Je souhaite une audience publique. Je n’ai rien à dissimuler, et même beaucoup de choses à dire. Je serai déliée de l’obligation de réserve que je me suis toujours imposée. Je m’expliquerai complètement sur l’acte de saisine du CSM et son contexte. Les insinuations doivent laisser place à la clarté. Comme tout justiciable, j’ai droit aux garanties d’un débat public.
Le Point : Vous avez, par ailleurs, été dessaisie de l’affaire Borrel, du nom de ce magistrat décédé dans des circonstances controversées.
M.-P. Moracchini : Les attaques répétées dont mon collègue Roger Le Loire – codésigné avec moi – et moi-même avons fait l’objet nous ont conduits à déposer plainte, à deux reprises, pour dénonciation calomnieuse et diffamation. Les limites de l’acceptable ont été franchies. Nous avons instruit ce dossier loyalement. La présentation médiatique peut légitimement nous interpeller quant aux finalités poursuivies.
Le Point : Envisagez-vous de demander une nouvelle affectation ?
M.-P. Moracchini : J’ai reçu, dès l’annonce des poursuites disciplinaires, des soutiens dont l’ampleur, la diversité, la chaleur m’ont profondément touchée. Ils ont surpris ceux qui me décrivaient comme misanthrope. Mais les manoeuvres de déstabilisation dont je fais l’objet, et le procès en sorcellerie qui m’est intenté, me conduisent à réfléchir sérieusement à la poursuite de mes activités en qualité de juge d’instruction, tant je m’interroge sur la coïncidence entre la réalité judiciaire et l’image que je pouvais m’en faire. (Propos recueillis par Denis Demonpion)